[RP] Une arrivée de plus

Sur les Hauts d'Entrèves:

Cela faisait maintenant un long moment que l'espie recroquevillée derrière un bloc rocheux regardait descendre dans la pénombre grandissante l'étrange arroi le long de la vieille route taillée dans le roc. Deux cavaliers et leur bât… L'un des deux semblait agité d'une activité perpétuelle, jaugeant, humant, oyant, tous sens en alerte à la recherche d'un signe, d'un mouvement, de quoi que ce fut qui puisse trahir la présence d'autres gens qu'eux aux abords de la route.

Sans bruit, l'espie se coula comme une anguille sur la pente abrupte derrière lui. Il glissa de quelques toises et rejoignit un sentier de chèvres qui menait, par plus courte-voie, à l'endroit où le dizainier d'Entrèves avait rassemblé la moitié de ses hommes. Le guetteur essoufflé murmura quelques mots et le dizainier donna immédiatement ses ordres.

...

Quelques instants plus tard:

Halte-là!

Dressé de toute sa hauteur sur le talus qui longeait la route accidentée, le dizainier, le cœur battant et la panse un peu à l'étroit dans la brigandine que l'Intendant imposait de porter à tous les officiers des corps de garde, venait de laisser claquer sa voix dans le silence pénétrant de l'embouchure de la vallée. L'écho de l'ordre rebondit de rocher en rocher et ses hommes embusqués sortirent d'un seul mouvement, hastes baissées et pointées sur les flancs des chevaux... Ils savaient pertinemment que c'était le point faible à frapper vigoureusement si ces deux-là se montraient belliqueux.

Le dizainier, tentant de réprimer son fort accent Valdôtain, roulant et chantant tout à la fois, comme celui d'un cousin Savoyard qui aurait trop longtemps séjourné en Italie, enchaîna:

Z-êtes entrés sur les terres de Courmayeur. Peut-on savoir c'qui vous mène icelieu?

Le dizainier resta coi quelques instants… juste le temps de démêler les écheveaux des paroles que lui adressait le plus jeune des deux cavaliers. Pas à dire, celui-là devait être de quelque lignage noble pour causer de la sorte! L'air un peu dépourvu, l'officier voyait bien dans le regard de ses hommes qu'il lui fallait répondre prestement pour ne pas passer pour un butor de la pire espèce à l'esprit plus épais que la porte de Saint-Pantaléon.

Il me plait, oui, il me plait… Signore… de Chevelu.

Le dizainier se tourna vers la vallée de la Baltée où les ombres grandissantes du crépuscule commençaient à noyer toute chose dans la noirceur bleutée de son empire implacable. Tendant son bras d'arme qu'il avait fort épais et puissant, le soldat pointa vers le cœur du val, là où l'on pouvait encore distinguer le clocher trapu de Saint-Pantaléon et la masse puissante de la Tour Malluquin.

C'est par là-bas, qu'vous trouverez Courmayeur, Monsignor. La demeure de la Dame des Sainctes-Eaux s'trouve là près... Y a pas à vous tromper, c'est la seule maison forte là en bas.

L'officier n'en revenait pas. Cet enfançon était sans doute à peine sorti des jupes de sa mère qu'on l'avait déjà fait chancelier?! Abasourdi, il posa son regard perçant sur le jeune noble et gageait, en son fort intérieur, qu'il ne devait sans doute même pas encore avoir de toison là où les cuisses se joignent. Le dizainier eut un haussement d'épaules imperceptible et se tourna vers un de ses hommes. Une fois encore, sa voix rocailleuse jaillit, comme un nerf qui claque sur la croupe d'un bœuf au labour.

Matéo, tu feras escorte. Et sois poli, ce sont des gens de qualité!

Le dizainier porta l'embouchure d'un cornet taillé dans une grande corne de bouquetin à ses lèvres et souffla avec force. Un son grave et puissant jaillit et s'éleva dans l'air frais de cette fin de journée, faisant écho dans toute la vallée. Au loin, d'autres sonneries, répondirent à leur tour avec chacune leur propre voix, leur propre note… d'abord une haute et claire, celle de Malluquin, puis une seconde, plus ténue, c'était Saint-Didier qui répondait de son flanc escarpé et une troisième enfin, autrement plus faible, Morgex tout là-bas avait entendu l'appel.

L'officier revint au jeune noble juché sur son cheval impassible et fit un bref salut de la tête.

Soyez les bienvenus sur les terres de Courmayeur!

D'un geste impérieux du menton, le dizainier fit relever les hastes et s'écarter les gardes tandis que Matéo, jeune soldat à peine plus âgé que le Seigneur de Chevelu, s'avança sur le chemin caillouteux. Le garçon n'avait pas vraiment le cœur en joie car il était espie et non valet de porte, mais il fit de son mieux pour n'en laisser rien transparaitre.

Cheminant au côté de la monture du jeune noble, Matéo leva un sourcil étonné. Inconsciemment, il posa la main sur le pommeau du court fauchon qui battait son flanc et bomba le torse, s'apprêtant à fanfaronner et plastronner à-qui-mieux-mieux. Puis il se rappela les conditions qui l'avaient mené-là et les mandements de l'Intendant… Fort heureusement, la pénombre grandissante dissimulait le rouge de la honte qui lui monta subitement aux joues.

La bataille? Dieu, non, Messer! Mais j'suis prêt si l'occasion s'présente!

L'espie fit quelques pas en silence puis, une sorte d'empressement dans la voix, il renchérit:

D'ailleurs mon oncle, çui qui vous a parlé là-haut, il a déjà combattu... Si fait! Parait qu'c'était du temps d'avant le Seigneur di Valendra… Et…

L'adolescent s'interrompit brutalement. Il parlait trop, tout le monde le lui reprochait toujours et, en cet instant, c'était une des rares fois où lui-même s'en rendait compte. Matéo baissa les yeux et regarda le sol caillouteux défiler sous ses pieds.

Je… Oui, Messer, je fais corvée pour notre Mestresse. C'est bien le moins qu'on puisse faire, elle a été si bonne pour nous dans la vallée.

L'équipage passa auprès de la Maison forte d'Entrèves. Le gros bâtiment, posé-là comme un bloc de pierre à peine équarri, dominait le chemin de sa masse imposante. Des travaux récents avaient été opérés, on avait vraisemblablement abattu des appentis de bois appuyés contre ses façades, les portes avaient été remplacées et les fenêtres munies de barreaux. Mais ce qui frappait le plus était sans doute la présence d'un mur haut de deux toises qui reliait désormais la Maison forte au flanc rocheux de l'autre côté du chemin et qui, percé d'une solide porte ferrée à double battant, barrait le passage et garantissait désormais l'accès à la vallée... Sur le haut du mur, une silhouette s'anima et une voix rauque, comme fatiguée d'avoir trop crié, retentit:

La meinà l'an trovà la cllià…

Machinalement, Matéo répondit à l'appel. Sa voix juvénile jaillit, claire et haut perchée, dans l'air frais des montagnes:

… quan son allà bà pe le prà!

Un bruit sourd résonna derrière la porte et le battant de dextre pivota sans bruit sur ses gonds de fer noirci. L'espie passa devant, ouvrant le passage à l'arroi noble qui venait en visite. Une plaisanterie fusa du devant de la Maison forte où deux gardes se cuisaient les mains au-dessus d'un pot à feu. Il semblait qu'on avait fait quelques dépenses puisque tous les gardes, bien que sans protections apparentes exception faite du dizainier, portaient tous entre mantel et cape un surcot aux armes de Courmayeur. Matéo gratifia les deux hommes d'un geste passablement vulgaire, leur montrant à la façon qu'il avait de secouer la braguette de ses chausses que leurs railleries ne l'atteignaient que peu, puis se tourna à nouveau vers les deux cavaliers.

Faites pô attention, y sont heureux d'être bêtes à manger du foin!

Le jeune homme enfonça un peu plus son chaperon sur son crâne puis, saisissant au passage une petite lanterne de cuivre battu, il continua d'avancer, invitant d'un geste de la tête les visiteurs à le suivre.

Matéo regarda la main tendue qui s'avançait vers lui et les écus brillants qu'elle contenait. S'il s'était écouté, le jeune homme y aurait craché avec force un glaviot pour prix de l'impudence du Damoiseau qui, juché sur sa monture, ne se rendait peut être pas compte qu'il lui faisait insulte. C'était une chance que l'obscurité grandissante dissimulait son visage à demi, car le rictus imprimé à sa bouche aurait eu tôt fait de dénoncer ses pensées profondes. L'espie se raidit légèrement.

C'est que, Messer, il fait encore long à aller d'ici à la demeure de la Dame de Courmayeur. Deux tiers de lieue à tous le moins. L'on vous a confié à ma garde pour vous escorter et mener auprès d'elle, je ne peux vous y laisser aller seuls. Ne croyez pas que personne ne nous observe, la vallée est désormais bien gardée et la nuit qui s'en vient a des yeux perçants et je ne voudrais pas que ceux à qui ils appartiennent me tancent parce que je n'aurai pas fait diligence.

L'adolescent fit volte face et allongea le pas, ce qui rendit la chevauchée à sa suite particulièrement pénible car les montures devaient sans cesse porter plus avant la jambe puis, à chaque détour de chemin – et ils étaient nombreux –, ralentir l'allure pour ne pas piétiner leur guide.

Matéo mena l'équipage au droit d'Entrèves, puis sur le pont de la Doire Ferret, à quelque distance de sa jonction avec la Doire Vény. Là près, les deux torrents mêlaient leurs eaux pures pour donner naissance à la Baltée qui de son bel écrin coulait jusqu'au-delà d'Aoste.

La nuit étendait son empire insidieusement et étouffait tout relief sous son manteau de ténèbres. La tache de lumière diaphane de la petite lanterne du jeune homme qui dansait en rond à ses pieds devint le seul repère tangible auprès d'eux. Qui, hors un Courmayeurin, eût pu se douter qu'au long de la route s'étendaient les levées de terre dont on avait fait linceul pour les victimes de la disette de l'an dernier? Qui pouvait savoir que, de proche en proche, on pouvait encore entrapercevoir les grands cercles noircis des bûchers où l'on avait fait disparaitre les carcasses horriblement distendues et les charognes putrides du cheptel vaincu par la maladie et la faim?

Quelques lumières lointaines scintillèrent faiblement, unique témoignage d'une présence humaine en ces lieux. Pourtant, là, à quelques arpents sur l'autre rive de la Baltée se trouvait Entrelevie la paisible, et à senestre du chemin, le montagnard pouvait deviner les contours imprécis de La Saxe, avec ces quelques maisons lovées dans un repli du terrain…

Les ombres de la nuit se firent plus épaisses et, bientôt, les premières maisons trapues et basses de Courmayeur apparurent, comme de gros rochers jetés bas de la montagne. Quelques paysans s'en revenaient chez eux en silence, l'allure fière et la bouche close, des hommes éreintés par le dur labeur du jour… Car l'hiver pointait et le temps ne prêtait pas à rêvasser. Bientôt un épais manteau blanc recouvrirait toute chose et l'on ne pourrait plus faire à sa guise d'ici au printemps nouveau.

Haut dans le ciel, la masse sombre et implacable de l'antique Tour Malluquin et la silhouette bonhomme du clocher de Saint-Pantaléon se détachaient à quelque distance sur le ciel crépusculaire… comme un vieux couple silencieux qui attend et demeure, laissant à l'éternité le soin de parler pour eux.

Matéo fit halte. La jeune espie tendit le bras et indiqua au Damoiseau le grand portail de ce qui paraissait une ferme de métayer embourgeoisé, une bâtisse guère plus grande que la Maison d'Entrèves… Par l'un des vantaux entrouvert, l'on pouvait apercevoir une grande cour pavée autour de laquelle étaient frileusement rassemblés sur trois de ces côtés des bâtiments trapus aux murs puissants… Le garçon héla au-dedans puis fixa le jeune noble.

Si fait, Messer, vous voici en la demeure de la Dame de Courmayeur… À l'office du bas étage on vous fera accueil comme il se doit. Dieu vous garde, Messer!

Sans demander son reste, l'espie détala et repris sa route en sens inverse. La veille était loin d'être terminée pour lui.